19h. Allumer l’ordinateur. Ecouter le doux vrombissement poussif du vieil appareil posé sur le canapé. Pendant que l’écran affiche péniblement les différents logos du fabricant, enlever ses chaussures. Déboutonner son jean. Le faire tomber sur ses chevilles. Rapprocher la boîte de mouchoirs, sortir la crème hydratante du tiroir de la table d’appoint.
Jusque là tout va bien. Cette routine c’est celle de Manu, 33 ans, fier membre de la start-up nation française, séducteur, vélo-taffeur, gros buveur, dominateur, serial-branleur depuis qu’il a perdu sa première dent. Il aime les filles simples mais pas superficielles, discrètes mais lumineuses, qui aiment manger mais minces, avec de gros seins, une taille minuscule et des fesses bombées. Il n’aime pas passer trop de temps à chercher la vidéo idéale pour se caresser, les grosses productions pornos qui tentent de se faire passer pour des indépendants, les frites froides et payer les cotisations sociales de ses six salariés.
A la fin de chacune de ses journées il s’affale sur son sofa et passe entre vingt et quatre-vingt-dix minutes à se branler. Ce qu’il aime plus que tout, c’est se toucher en regardant des couples amateurs qui se filment dans leur intimité. Pendant les douze minutes de ces petites vidéos qu’il déniche sur un site spécialisé il vit par procuration ce qu’il n’a jamais réussi à atteindre dans aucune de ses relations –ce n’est pas faute d’avoir souvent essayé.
Cliquer sur sa session. Taper machinalement son mot de passe en regardant la plante qu’il oublie systématiquement d’arroser. Fixer le fond d’écran. Attendre que les icônes des applications apparaissent. Choisir Chrome, barre d’adresse, taper la première lettre de son site préféré, appuyer sur « Entrer ».
Une vibration sur son téléphone détourne son regard des vignettes aguicheuses qui répètent en boucle les mêmes 10 images. Un mail de l’entreprise à laquelle il confie sa comptabilité, les salaires ont été virés. En petit, après un timide P.S. : « au fait, as-tu bien fait les démarches en ligne pour que la situation soit régularisée ? »
Il repose le téléphone, puis l’ordinateur sur sa table basse. Termine d’enlever son pantalon, baisse son boxer sur ses chaussettes, se rassoit, écarte largement ses cuisses. Puis il décolle doucement ses boules et se penche vers l’écran. Choisit une première vidéo au titre prometteur : « je baise ma copine aux gros seins dans la cuisine et je l’encule à sec sur la table du petit déjeuner ! » Il commence à se toucher.
Vidéo en grand écran, niveau de son : 50%. Déjà presque nue la jeune femme apporte à son partenaire une tasse de café. L’image est fixe, la caméra posée sur ce qui semble être l’évier. Pour la remercier l’homme caresse son cul et baisse sa culotte, puis, toujours assis, enfouit son visage entre les fesses de la femme.
Nouvelle vibration du téléphone, Manu refuse de le consulter. Mets l’appareil en « ne pas déranger » et le jette à côté de lui, agacé, l’écran contre le canapé. Son début d’érection peut enfin s’épanouir. Remonter la vidéo de vingt secondes, augmenter le son. Commencer à se caresser la verge.
Notification sur l’écran de l’ordinateur « Monsieur Dufaire, dernier rappel avant sanction disciplinaire… », Manu décide de l’ignorer. La session branlette de début de soirée est sacrée, et rien de ce qui arrive à cette heure ne peut être repoussé au lendemain. Au bout d’une petite minute, alors que sur la vidéo madame commence à haleter, la notification disparait.
Le poignet cassé, branler doucement de haut en bas pendant que le sexe se gonfle. Deux doigts d’abord, puis trois, puis toute la main droite. Les gestes sont déterminés et souples. Le rythme s’accélère, le souffle de manu aussi. La main gauche gratte la barbe, passe dans ses cheveux. Sur l’écran 16 pouces l’homme a sorti son membre de son short et l’approche de sa compagne, cambrée contre la table.
Sur l’écran, subitement, l’image se fige. Une popup surgit avant que Manu n’ait le temps de s’agacer. « DERNIER RECOURS AVANT SANCTION DISCIPLINAIRE » en gras, en grand, en rouge. Un seul bouton, pas de choix : « Régulariser ma situation ». Manu souffle, agacé. Tente de fermer la notification, sans grande conviction. Finit par cliquer sur l’unique bouton. Il est immédiatement redirigé vers une page austère, constituée d’un unique formulaire en haut de laquelle figure le sigle de l’organisme de récupération des fonds sociaux. Aucune option pour fermer la page. Il tente alors le tout pour le tout, et redémarre de force l’ordinateur.
Pendant que la machine s’éteint et se rallume, un éclair de génie parcourt Manu. Il attrape son téléphone d’une main, le débloque avec la reconnaissance faciale. Un petit rictus de fierté étire ses lèvres, jusqu’à ce qu’il constate qu’aucune de ses applications ne fonctionne. Chaque icône le renvoie vers la version mobile du formulaire.
Pendant que l’ordinateur se rallume lentement et affiche à nouveau la même page austère qu’avant son extinction forcée, Manu tente une dernière fois d’échapper à ses responsabilités, et allume l’immense écran plat qui surplombe sa cheminée décorative. Là encore, pas de surprise : toutes les chaînes ont été remplacées par cette foutue page blanche remplie de petites cases bordées de gris.
« Mais putain de bordel de merde de chiottes de SA MERE LA PUUUUUUTE !!!! »
Pour accompagner sa litanie injurieuse, Manu jette sa télécommande au milieu de l’écran de télé, faisant apparaître de longues bandes colorées. Le silence qui accompagne la chute de la télécommande sur le tapis a pour effet de faire redescendre la pression.
Hagard, nu, en chaussettes, le sexe flasque, Manu fixe son ordinateur, résigné. Il se rassoit sur son canapé, pose ses coudes sur ses genoux, se masse lentement le visage… puis commence à remplir le fameux formulaire.
Nom, prénom, date de naissance, adresse postale, raison sociale. Il constate avec soulagement que certaines informations sont déjà pré-remplies : les informations personnelles de ses employés. Ils ont beau n’être que six, il a du mal à retenir leurs prénoms. Pour lui, ils sont « le gars du marketing », « la graphiste », « les développeurs », « le Community manager », « la fille du service client ». Leurs salaires sont également déjà indiqués. Manu se fait la remarque qu’ils sont quand même grassement payés, pour des employés qui ne prennent aucun risque.
Vient ensuite les gros chiffres. Cette fois sa mémoire ne lui fait pas défaut : rien que l’année dernière son entreprise a engrangé plus de 900 000 €. Pour être exact : 908 765 € en onze mois, la boîte étant en pause complète le mois d’août. Un petit sourire satisfait se dessine sur son visage lorsqu’il clique sur le bouton « suivant » en bas du formulaire.
Une nouvelle page se charge, avec davantage de texte que la précédente. Cette fois certaines cases se répondent. « Si vous correspondez à la situation III.B.c, veuillez diviser le résultat de la case II.D.e par 17,23% ». Etrange que ce formulaire puisse connaître les identités et revenus de ses employés, mais ne soit pas en mesure de faire des opérations aussi simples.
Enfin, simple, c’est vite dit. Après avoir maladroitement tenté un calcul mental, puis s’être souvenu que la calculatrice de son téléphone ne fonctionne pas non plus, Manu part en quête d’un stylo et d’un morceau de papier. Autant dire qu’il y passe une bonne dizaine de minutes, retourne trois tiroirs fourre-tout, vide deux sacs et finit par trouver un vieux crayon Ikea planqué dans une notice jaunie. Avant de s’installer à nouveau sur son canapé, armé de son crayon et d’une enveloppe encore fermée, Manu a renfilé son caleçon. Etrangement, il juge les maths trop respectables pour pouvoir en faire le sexe à l’air.
Il pose son calcul, tente la technique dite du « pendu », rature, recommence. Il s’y prend à quatre fois avant de juger que son calcul est exact. Une fois satisfait, il insère le résultat dans la case concernée. Appuie sur « Valider ».
La case du calcul est en erreur. Un message en gras et en rouge juste en-dessous indique : « Attention, votre calcul est faux !! Veuillez diviser le résultat de la case II.D.e par 23,17% puis ajoutez-y 2% par employé. » Perplexe mais docile face à cette nouvelle consigne, Manu recommence le calcul. Le vérifie deux fois, l’insère dans la cas appropriée, appuie sur « Valider ».
Cette fois une nouvelle page se charge. Elle est remplie de petits caractères. Manu défile la page à toute vitesse, coche la case « J’accepte les présentes conditions » et clique sur « Confirmer ». Nouveau message d’erreur. « Vous avez trop rapidement cliqué sur « confirmer », nous avons donc estimé que vous n’aviez pas lu le texte. Veuillez recommencer. » Manu lève les yeux au ciel. Y a-t-il seulement une seule personne sur cette Terre qui lise réellement tout ce jargon juridique ?
Il est déjà 20h45, Manu a faim. Il décide de laisser la page ouverte le temps de se faire à manger. Dans son frigo deux boites de restes se battent en duel. Impossible de commander sur ses applications de livraison à domicile préférées, il va devoir se contenter d’un fond de frites de patates douces et d’un quart de pizza quatre fromages.
21h. A nouveau devant son canapé, Manu défile la page jusqu’au bout, coche la case d’acceptation, et appuie pour la seconde fois sur le bouton « confirmer ». A sa grande surprise, nouveau message d’erreur. « Vous avez trop rapidement défilé le contenu de la page, nous avons donc estimé que vous n’aviez pas lu le texte. Veuillez recommencer. »
Un soupir de découragement s’échappe de la bouche du trentenaire, bientôt rejoint par un rot tonitruant, signe d’une digestion en bonne voie. Résigné, il commence à lire. Mais le texte est tellement rébarbatif que son esprit a vite fait de se laisser porter vers d’autres horizons.
Des horizons avec un cul ferme et rebondi, des seins légèrement tombants et des tétons pointus. Sa main droite glisse dans son caleçon et commence un léger et machinal massage de sa verge inerte. Après tout, la technologie n’est qu’un support masturbatoire récent ! Au fur et à mesure du déroulement des délicieux supplices qu’il s’imagine imposer à la jeune femme de ses rêves, le geste de son poignet devient de plus en plus volontaire. Il repousse légèrement son caleçon, s’adonne plus franchement à l’onanisme.
21h30. Alors qu’enfin il est sur le point de jouir, la sonnette de son appartement retentit. Il l’ignore une première fois, mais comme l’autre personne s’impatiente et se prend pour un DJ, il finit par lancer un véhément « oui, oui, j’arrive ! »
Il attrape son t-shirt, l’enfile à l’envers, et se dirige vers la porte en enfilant son pantalon. Il trébuche et s’affale de tout son long sur le carrelage, écrasant son érection sous son poids et mordant sa lèvre au passage. Il se relève péniblement, et ouvre la porte, agacé par la douleur. En face de lui, un illustre inconnu au faciès banalement moche lui tend une épaisse enveloppe.
« Bonsoir Monsieur, la Société de Récupération des Fonds Sociaux Injustement Retenus a remarqué que vous ne parveniez pas à lire les conditions générales d’usage sur votre écran et vous fournit une version papier, à titre gratuit. »
Manu bafouille un merci accompagné d’un regard noir, essuie sa lèvre perlée de sang, prend l’enveloppe qui lui est tendue et referme la porte au nez du type. Il pose l’enveloppe sur la console de l’entrée, retourne sur son canapé, et redescend son pantalon pour évaluer les éventuels dégâts de sa chute sur son pénis. A peine a-t-il son membre en main que la sonnette retentit à nouveau, plus agressive encore qu’avant.
Cette fois, Manu prend son temps pour atteindre la porte d’entrée, mais il l’ouvre brusquement et s’apprête à engueuler ce rien du tout qui lui gâche sa soirée quand l’autre lui coupe l’herbe sous le pied.
« Ecoutez, je dois rester pour m’assurer que vous lisiez intégralement les conditions générales. J’ai conscience que vous en avez rien à carrer et il se trouve que je me fous également royalement que vous signiez des trucs que vous n’avez pas lus. Alors si ça vous va, vous signez ici, là, et là, et on en parle plus. »
De sa poche sur laquelle un badge brillant pendouille, le type sort un stylo et le lui tend, avec une nouvelle liasse de papiers. Toujours agacé, mais intérieurement soulagé, Manu signe aux endroits indiqués et claque à nouveau la porte avant que l’inconnu ait le temps de finir son « Merci et bonne soirée ! »
22h. Enfin seul, il revient à son canapé. Devant lui, l’écran de l’ordinateur affiche une nouvelle notification, des plus satisfaisantes : « Merci d’avoir régularisé votre situation ! A bientôt ! » accompagnée d’un sobre bouton « fermer la fenêtre ». Au clic, la vidéo précédemment arrêtée réapparaît. La jeune femme est toujours très cambrée, agrippant la table du petit déjeuner. L’homme, la verge bandée à l’extrême vers la vulve luisante de sa partenaire, attend patiemment que Manu remette la vidéo en marche. Après deux orgasmes retenus à la dernière minute et un pénis légèrement meurtri par une compression entre ses 90 kg et le carrelage froid, il n’est désormais plus question d’échapper à la session de masturbation qui s’annonce phénoménale.
Enlever son pantalon et son caleçon. Appliquer une généreuse quantité de crème sur ses mains et la faire chauffer avant d’en couvrir sa verge. S’installer confortablement. Commencer avec des mouvements amples, s’imaginer pénétrer ce cul bien écarté à la place du type de la vidéo. Caler les mouvements de son poignet sur les coups de reins du gars, puis fermer les yeux pour profiter au maximum des gémissements de la jeune femme. S’imaginer la baiser contre le plan de travail de la cuisine. Sentir l’éjaculation de plus en plus proche.
Cette fois, la sonnerie de la porte d’entrée est accompagnée de coups frénétiques, sans interruption. Très énervé, Manu ferme rageusement son ordinateur, remonte agressivement son pantalon et se dirige furieux vers la porte d’entrée. A peine l’a-t-il entre-ouverte qu’une vingtaine d’hommes en uniformes gris foncé pénètrent chez lui et s’emparent de tous les objets de valeur qu’ils trouvent, en commençant par son téléphone et son ordinateur.
« Monsieur Emmanuel Dufaire, suite à la régularisation de votre situation signée ce jour à 21h58, vous avez accepté la saisie sur biens mobiliers, immobiliers et actifs financiers afin de régler votre dette à la collectivité correspondant à trois ans de cotisations sociales retenues sur six salaires. Nous avons déjà contacté votre banque, effectué le prélèvement de ce que vous devez, et récupéré la direction de votre entreprise. Merci de vous écarter et de nous laisser faire notre travail. Nous sommes venus récupérer les 25 000€ manquants pour régler définitivement votre dette. Merci beaucoup pour votre collaboration. »
Le propriétaire de la voix monotone lui agite sous le nez les papiers signés plus tôt. En moins de trois minutes, l’appartement est vidé de ses meubles, de l’électroménager et des objets de valeur. Manu est à nouveau seul, effaré, le sexe à moitié bandé, plus tout à fait sûr d’avoir envie de se branler.